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Quand les Bretons marchaient sur leurs morts...
Article paru dans Le Télégramme du 29 août 2001


Incontestablement, les cimetières bretons du XXIe siècle figurent parmi les plus fréquentés, les plus fleuris... Une "vie" qui aura pourtant eu du mal à s'imposer dans la culture régionale où, il n'y a encore que quelques siècles, le concept même de cimetière existait à peine. La grande communauté des Trépassés avait alors sa place au cœur même du sanctuaire de la religion : sous les dalles des églises...


Difficile de dater précisément l'origine de ces enterrements au cœur des églises, dont les premières traces incontestables remontent au XVe siècle. "Sans doute peut-on croire qu'il s'agit d'une pratique alors assez récente... Mais il a en tout cas fallu du temps pour qu'elle disparaisse" estime Alain Croix, historien à l'université de Rennes II. Trois siècles seront en effet nécessaires pour que la Bretagne dans son ensemble se plie aux règles nationales en la matière, et accepte d'honorer ses morts "à la française". Phénomène sans doute plus prégnant en basse-Bretagne, l'enterrement des corps des défunts dans l'enceinte de l'église n'est cependant pas une originalité "locale". Ces pratiques auraient en effet été relevées dans d'autres régions de France, à des dates antérieures. Des régions sur lesquelles l'Eglise et l'Etat imposèrent plus tôt et plus facilement leur droit et leur loi, tandis que le rapport qui unit longtemps les Bretons à leurs morts n'allait pas faciliter les choses...

Bal au cimetière

Au XVe siècle, la religion bretonne apparaît en fait comme un savant mélange entre profane et sacré où croyances et pratiques oscillent entre religion et superstition. Les églises jouent alors un rôle majeur dans le village : construites au centre, elles sont logiquement le point de rendez-vous de toute une communauté rurale. Et les offices sont "logiquement" vécus comme occasions de palabres commerciaux ou personnels : tandis que les plus pieux se rassemblent autour de l'homme de foi, la plupart des villageois règlent ici leurs différends, sans hésiter parfois à en venir aux mains, tandis que d'autres, derrière les piliers, explorent les délices de l'amour... Quand aux cimetières, ils constituent, eux aussi et avant tout, des points de rencontre, où, du pacage du bétail aux bals de village, les sépultures n'ont pas leur place... Seuls les corps d'enfants morts sans avoir reçu les saints sacrements du baptême ou les étrangers au village, pour lesquels il était difficile de savoir s'ils étaient ou non chrétiens, se voyaient enterrés à l'extérieur de l'église. Un sort peu enviable, la présence d'animaux de toutes sortes dans l'enclos paroissial conduisant alors fréquemment à voir des restes humains exhumés à la force d'un groin...

La mort "commune"

Dans ces conditions, on comprend mieux la position des Bretons, qui, contrairement aux apparences, restaient alors particulièrement attachés aux croyances religieuses. Pour le repos éternel des âmes, la dernière demeure des corps ne pouvait décemment que se situer au plus près du lieu sacré : l'autel. Ainsi enterrait-on les corps sous les dalles des églises, sans même qu'une sépulture individuelle soit envisagée. "La mort faisait partie d'une culture commune, sans rites individuels" rappelle Alain Croix. Pour autant, même face à l'éternel, les plus fortunés se voyaient, moyennant finances, réserver une place de choix au centre de l'église, le plus près possible de l'autel, tandis que les classes les plus populaires étaient reléguées près des piliers...

La vie des morts

On imagine aisément les odeurs qui accompagnaient alors les offices, mais aussi la rapide saturation de ces "sépultures" communes. D'où la construction massive de ces ossuaires bretons, aujourd'hui connus comme joyaux touristiques, mais qui à l'époque servaient en fait de "greniers à ossements". Sans gêne, la population du village participait alors à l'exhumation des crânes, pour les transporter dans l'ossuaire, à l'occasion de véritables cérémonies orchestrées par le prêtre du village. Cérémonies qui peuvent d'ailleurs aider à mieux comprendre la particularité du sentiment religieux de l'époque. Partagés entre croyances chrétiennes et païennes, les Bretons intégraient à leur quotidien la présence des Trépassés, de leurs âmes. Entre les Bretons et leurs morts, la vie ne faisait pas vraiment frontière, et si aujourd'hui les pratiques d'alors apparaissent quelque peu déplacées, elles descendaient pourtant d'une logique culturelle bien définie. Respectueux de leurs morts, les Bretons les intégraient tout simplement à leur vie, en leur réservant une pierre au coin du feu, pour qu'ils puissent venir s'y réchauffer, ou en s'adonnant à de grandes fêtes dans les églises dans la nuit du 1er au 2 novembre...

Gommer le profane

A partir de 1630, la Réforme va s'attaquer à cette culture régionale, en mettant en place une véritable armée de prêtres et de missionnaires, qui trois siècles durant vont s'attacher à gommer toute présence du profane dans les églises. Souci d'hygiène, mais aussi (surtout ?) volonté de mettre fin au particularisme breton, l'église s'apprête à affronter un "gros morceau". L'éducation religieuse des paysans devient alors systématique, et, dans cet apprentissage, les cultes païens ou superstitieux sur lesquels le sentiment religieux breton s'appuyait jusque là va devenir le symbole même du mal. Peu à peu, les prêtres imposent leurs propres repères, pour faire de l'église un lieu de dévotion, bien éloigné des grands rassemblements populaires de naguère. La culture "morbide" des Bretons, qui plaçait sur les murs des églises des statues de l'Ankou, se voit progressivement repoussée dans le camp de l'interdit, tandis que la culture nationale de l'individualisme fait son entrée par la petite porte du cimetière. Les premières tombes individuelles, très vite acceptées par les classes dirigeantes, seront au départ très mal vécues, et il n'est alors pas rare de voir des villageois exhumer les corps des défunts de l'enclos paroissial pour aller les replacer dans les églises...

Les ossuaires "reconvertis"

A la moitié du XVIIIe siècle, pourtant, les cimetières de basse-Bretagne semblent avoir acquis la même place qu'ailleurs. Désormais, l'on ne célèbre plus la communauté tout entière des trépassés, mais bien, devant la tombe, les âmes plus particulières d'une famille. L'utilité des ossuaires n'est donc plus, et c'est progressivement que ceux-ci vont être transformés, pour se voir reconvertis en chapelles ou même en écoles. Les Bretons ne marchent donc plus sur leurs morts, mais leur religion si particulière s'est-elle pour autant fondue au moule national ? Pas si sûr. "Il faut attendre les années 1950 pour voir la société bretonne tourner définitivement la page. Jusque là, la mort reste encore un événement collectif, où tout le village est associé. Les veillées mortuaires voyaient l'ensemble des habitants d'un bourg se déplacer, et, lors des cérémonies d'enterrement, il était bien mieux vu de "donner" une messe en la mémoire du défunt, même si l'on ne le connaissait pas, plutôt que de fleurir sa tombe" explique encore Alain Croix.

Un héritage éternel

Parce que l'on ne meurt plus chez soi, parce que le passage de vie à trépas se voit de plus en plus médicalisé, la mort et ses rituels perdent de leur caractère sacré, et avec lui meurt la légendaire solidarité d'une communauté. Mais, malgré cette révolution des croyances et des pratiques, la Bretagne reste un cas à part où, si la Mort n'est plus personnifiée, elle tient encore une place majeure dans la culture de l'Ouest. "La Toussaint y est plus qu'ailleurs l'occasion de rassembler des familles souvent éclatées. En Bretagne, la culture de la mort demeure plus riche qu'ailleurs" estime Alain Croix. Il n'est qu'à voir les millions de fleurs qui, cette année encore, sont venues redonner des couleurs aux cimetières bretons...


Aujourd'hui joyaux touristiques, les ossuaires, comme celui de Saint-Thégonnec, servaient alors de réceptacles aux crânes et ossements exhumés régulièrement du sol saturé de l'église. Ces véritables "greniers d'ossements" étaient tout aussi richement construits et ornementés que les églises (photo EJ).

Héritage des siècles passés, la culture de la mort demeure plus riche en Bretagne qu'ailleurs, en témoignent les miliers de fleurs qui viennent orner les cimétières lors de la fête de la Toussaint (photo EJ).

Elisabeth Jard


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