Mise à jour le : 16/05/05

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Mémoire de la paroisse de Pestivien (Côtes-du-Nord) [le 21 mars 1790]. 

Mémoire de la paroisse de Pestivien (1), pour être présenté à l'Assemblée nationale qui juste ont le droit avec l'assention du Roy de régler nos demandes et de nous rendre justice sur nos doléances qui se réduisent au domaine congéable, à la banalité et à ce qu'on entend par régime féodal.

1° Le domaine congéable dans l'usement du Poher, sous lequel nous vivons est un régime insupportable et nous force à porter nos plaintes à nos représentants aux États-Généraux et jusque même au pied du trône. Dans cet usement, malgré les droits de l'homme libre, si bien discernés par nos deux représentants (2) nous sommes serfs. C'est le nom qu'on nous donne et nous en remplissons le sort.

2° A chaque neuvième année, ou nous sommes congédiés, ou nous payons une forte somme à la volonté du seigneur pour rester dans nos droits.

3° Nous sommes obligés de fossoyer (3) et d'entretenir les arbres qui croissent sur nos édifices et le seigneur seul en profite.

4° . S'il plaît au seigneur de les vendre, nos fossés sont dégradés et ruinés et nous sommes obligés de les réparer à nos frais ainsi que les chemins à leur endroit.

5° Si nos maisons sont trop petites pour nos familles, nous ne pouvons les agrandir pour les y loger. S'il y a que deux poutres et deux fermes, nous ne pouvons y mettre davantage. Si nos hameaux sont couverts de genêts, nous ne pouvons les mettre en ardoises et ne pouvons prendre aucun pied d'arbre pour charrue, ni harnais, ni même pour faire le charroi des troupes.

6° Quoique les corvées réelles et personnelles soient supprimées, on nous exige toujours des corvées sur le domaine par arrêt du Parlement, ce que nous croyons qu'on exige de nous avec injustice. 

7° La sujétion au destroit du moulin (4) est une porte ouverte à l'injustice et à la cupidité. A chaque renouvellement de ferme, les seigneurs prennent des commissions trop grévantes et ensuite augmentent leurs moulins de prix autant qu'ils en veulent. Les meuniers ne pouvant payer leurs moulins au seizième (5) prennent aujourd'hui jusqu'au sixième et souvent le quart et c'est le plus terrible fléau qui existe de nos jours en Bretagne, et on peut dire que nous sommes plus affligés que dans un pays de gabelle. Délivrez-nous de ces rats humains qui rongent nos grains et nous mettront bientôt à la mendicité ; délivrez-nous du domaine congéable, de nos trop fortes rentes et des corvées y attachées, et la liberté de disposer de nos bois et vous soulagerez un peuple qui gémit depuis longtemps dans une cruelle servitude. En ce faisant. vous nous obligerez à prier pour votre conservation et celle du roi notre maître et désormais nous vous appellerons nos sauveurs et nos pères. 

Nous n'entendons pas ce que vous pouvez entendre par régime féodal. Les uns disent que c'est la suppression des lods et ventes et rachats, du destroit du moulin et des corvées ; et d'autres l'expliquent d'une autre façon. Nous voudrions savoir le véritable sens. 

Nous payons beaucoup de rentes à l'apprécis et chaque seigneur veut avoir sa mesure. Il serait à souhaiter que la France n'eût qu'une mesure. Et souvent nos terres ne produisent point autant de blé que les seigneurs exigent et depuis vingt-quatre à vingt-cinq ans, ils ont augmenté leur rente d'une moitié et nous ont fait fournir corvées en corps et corvées en argent. Nous vous prions, s'il est possible de fixer et borner la rente de chaque convenant en argent et ordonner la restitution du trop-perçu et supprimer et abolir les corvées et aussi ordonner la restitution surtout de douze livres par an payées suivant l'usement de Cornouaille à ceux qui l'ont fourni en corps (6) et aussi les dîmes tant ecclésiastiques que seigneuriales.

Il y a même plus, concernant le domaine congéable, duquel on a ci-devant parlé. M. le Marquis du Gage (7),( le nom duquel on a jusqu'à présent celé), se fait payer par chaque neuf ans une commission de 27 livres dessus chaque convenant, on ne sait en vertu de quel titre. Cette commission se paye il y a plus de cent ans, et le lendemain, cette commission payée, ledit seigneur marquis du Gage accorde baillée au premier qui va lui en demander, moyennant une autre commission qu'on appelle droit d'entrée. On vous prie encore, Messieurs, d'abolir cette commission et ordonner que le dit seigneur du Gage en fasse la restitution. Ce faisant vous nous obligerez de croître nos prières pour votre conservation et celle du roi, notre maître.

Et ont signé : Jean Touboulic, maire ; François Le Prigent, procureur ; Yves Le Bars ; Nicolas Le Bastard ; Vincent Touboullic, Jean Le Cam, conseillers ; Thépault, secrétaire­ greffier 

Notes : 

1- Nous avons rigoureusement conservé les tournures de style de cette pièce intéressante, nous bornant à la suppression des particularités graphiques.

2- Pestivien dépendait de la Sénéchaussée de Carhaix. Les lettres de convocation ordonnèrent la réunion des sénéchaussées de Carhaix, Châteaulin, Châteauneuf du Faou, Gourin et Quimperlé pour désigner deux députés aux États- Généraux: ce furent l'avocat de Châteaulin, Le Golias et le négociant Billette. 

3- Faire des talus

4- Suite de moulin

5- Il s'agit du droit de moudre qui, au lieu d'être perçu au seizième, l'était souvent au sixième ou au quart.

6- Dans les baux à domaine congéable, nous avons souvent trouvé mentionné une somme de 6, 9 ou 12 £ "pour corvées d'abonnées". Il est certain que le seigneur exige, en contradiction avec cet abonnement, des corvées réelles : il y a là un abus particulièrement criant.

7- Le marquis du Gage - qui ferait le sujet d'une bien curieuse monographie ­ était un très riche propriétaire foncier- 

Au mois de mai 1792, le Directoire du département des Côtes-du-Nord évaluait sa fortune à plus de 100.000 livres de revenus.

- Il s'appelait Jacques-Claude de Cleuz marquis du Gage et avait épousé (contrat du 15 février 1765) Jeanne-Jacquette de Roquefeuil. Il habitait de préférence au château des Salles, à Guingamp. Le marquis du Gage quitta la France au mois de mai 1791, pour voyager, disait-il en Angleterre: sa mauvaise santé l'obligeant à se rendre aux eaux de Bath. Néanmoins l'on se rendait compte qu'il avait emporté toutes ses valeurs, tous ses objets précieux, si bien que l'on ordonna d'établir le séquestre sur ses biens, au mois d'avril 1792. Sur opposition, le Directoire du département le maintint, le 9 mai suivant. C'est alors que Bouvier des Touches, ex-commissaire du roi près le tribunal du district de Saint-Brieuc, se rendit auprès de la Convention pour obtenir la main-levée. - Cette démarche, de même que celles qu'il poursuivit dans la suite, pour faire admettre la non-émigration du marquis du Gage, furent causes de son incarcération comme suspect au moment de la Terreur. De même en fut-il de Le Normant de Kergré, qui se trouva impliqué dans cette affaire, d'après les indications contenues dans une lettre trouvée au décès d'une dame de Roquefeuil - Néanmoins, le marquis du Gage était inscrit sur la liste des émigrés du district de Guingamp, le 30 novembre 1792, alors qu'il l'était déjà sur la liste du département du 4 septembre. Sa femme n'y fut portée que le 14 juin 1793. - Ils protestèrent toujours contre leur inscription qu'ils déclaraient injustifiée. Tous deux moururent en exil : le marquis du Gage, à Bath même, comté de Somerset, le 18 avril 1793. - Le 4 janvier précédent, le Directoire du district de Guingamp avait reçu l'ordre de procéder à la vente du mobilier tant à la ville qu'à la campagne, tandis que leurs propriétés étaient soumises au feu des enchères. - Leur fille Marie-Josèphe-Reine et leur gendre Jacques Louis François Marie Toussaint, marquis de Kerouartz (contrat du 28 août 1785) avaient également émigré et étaient respectivement inscrits sur les listes du 12 janvier 1793 et du 4 septembre 1792. ­La marquise de Kerouartz décéda également à Bath. le 16 octobre 1796, laissant deux enfants, Jacques-Louis-Marie-Georges-Oswen et Frédéric-Charles Marie non émigrés à cause de leur jeune âge. Bien que leurs grands-parents eussent été amnistiés le 18 frimaire an XI, et leur mère, le 21 prairial de la même année, ­amnistie singulièrement posthume - on eut énormément de peine à obtenir la mainlevée des propriétés invendues, car le marquis et la marquise du Gage étaient morts en émigration pendant la mort civile de leur fille. - Néanmoins ils y parvinrent, et en 1818, on leur accordait la restitution de 21 tenues convenancière provenant de leur mère. (Archives départementales des Côtes-du-Nord, cote 3 Q 3, liasses 74 à 79; 6 Q 1015 passim, etc...;Archives nationales, cote D III, 56, Guingamp, 13e liasse). ­

Lors de l'indemnité du milliard, les deux petits-enfants réclamèrent leur part par l'intermédiaire de Ducouédic, avoué licencié, rue Saint-GuiIlaume, à Saint-Brieuc. L'indemnité devait s'élever à 503.908fr.92 d'où l'on défalquait un passif de 15.133 fr.15 : soit un résultat de 488.755 F 77. Une demande supplémentaire de 374 F pour des rentes convenancières fut écartée, et malgré une demande en lésion, l'on établit la liquidation à 487.954 F 42

SOURCES

Archives départementales des Côtes-du-Nord. registre Q. 104O, n° 34.

Léon DUBREUIL. La vente des biens nationaux, "', passim, et notamment pp. 611-629)

M. MARION, La vente des biens nationaux pendant La Révolution, pp 366 et Sqq.

Archives nationales- cote D XlV 3, no 21.

Délibération de la Municipalité de Pestivien (septembre 1790)

Nous, soussignés, officiers municipaux, après avoir conféré avec les douze notables, composant le général de la paroisse de Pestivien déclarons adhérer à la pétition de M. Huchet, procureur-syndic du district de Guingamp, pour la suppression du domaine congéable, domaine cruel et tout à fait inhumain. Le colon, sous ce domaine, est un parfait esclave. S'il plante, c'est pour le profit du seigneur, s'il a besoin d'une charrette pour faire les corvées du seigneur et du roi, ou d'une charrue, il faut qu'il en achète le bois. S'il défriche, un autre profite de ses travaux. Il ne peut rehausser les bâtiments, pas même faire une fenêtre de plus, ni augmenter celles qui ne donnent pas assez de jour. Il ne peut mettre un soliveau, ni une ferme de plus dans la maison, ni l'agrandir pour pouvoir loger sa famille.

Autrefois le domanier avait le bois blanc. Un arrêt du Parlement le donne au seigneur. Un autre arrêt défend d'émonder les hêtres. Quand il plaît au seigneur de vendre les hêtres. il vend aussi les émondes.

Les fossés, comme les édifices du colon. sont ruinés par ces abattis de bois. On laisse au colon la liberté de les réédifier s'il le veut.

En un mot, nous ne finirions pas si nous voulions faire l'énumération des maux que fait le domaine congéable aux colons.

Rien de plus contraire à l'agriculture. Tous les domaniers sont dans une crainte continuelle. S'il se trouve un misérable arbre de coupé, tout l'attirail de la justice est appelé. Le vassal est ruiné. Un dessoucheur est appelé : c'est l'affaire de trois ou quatre mille livres.

Plaise à l'Auguste Assemblée nationale écouter nos justes plaintes, jeter un œil de pitié sur nos misérables colons qui, seuls, dans un petit recoin de l'Empire français, souffrent des maux humains.

Nous joignons nos plaintes à celles que M. Huchet a la bonté de faire pour des misérables, et avons signé :

Jean Touboulic, maire ; C. Touboulic ; François Le Bastard ; François Prigent, procureur de la commune ; Jean Le Cam ; Nicolas Le Bastard.

Sources.

Archives nationales, (D- XIV- 3, n° 21).

Joseph Lohou mai 2005

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