Mise à jour le : 22/05/04

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Bonsoir à tous,

Je vous fait parvenir les premières mémoires de mon grand oncle Emile Corbic. Il s'agit de souvenirs qui ont trait à son enfance au village de Trémargat. cela permet d'avoir un aperçu de la vie quotidienne. bonne lecture

Agathe Bourasset abourasset@yahoo.fr

Propos écrits par Émile Corbic en avril 2003

Les protagonistes :

Emile Corbic, né en 1922 à Bueil (27), le premier de la famille à naître en dehors de la Bretagne. La famille paternelle et une partie de la famille maternelle est issue du village de Trémargat (22)

Mam Goz est sa grand mère Marie Françoise FEUVRIER et quand il parle de son arrière grand mère il s’agit de la mère de celle ci, Marie Anne Modeste FEVRIER

Le Super Marché de ma Grand Mère Mam Goz (Mam = mère ; Goz = Vieux).

Sans enseigne lumineuse, ni panneau publicitaire, une maison ordinaire

A Trémargat département des Côtes du Nord, devenu Côtes d’Armor, dans la plus grande des deux pièces de la maison séparées par une cloison en bois. (de très nombreuses demeures n’avaient qu’une seule pièce avec un sol en terre battue).

Face à l’entrée, une étagère en angle derrière un comptoir de près de 3 mètres de long sur laquelle était posée la balance Roberval avec plateaux en cuivre, les gros poids en fonte, les petits en cuivre ; le gros moulin à poivre fixé à une extrémité (les clientes recevaient du poivre fraîchement moulu versé dans un petit cornet de papier rapidement confectionné par ma Grand Mère).

Ne souriez pas de mon appellation « Super Marché », les articles étaient très divers, par contre, pas de boissons ni de produits en bombe…

Mais : épicerie, mercerie, tissus, pointes, fil de fer, couteaux, peignes et barrettes pour cheveux, gâteaux, bonbons…

Les articles les plus couramment vendus étant le café, le sucre, le sel, la chicorée « LE ROUX », le savon.

Les stocks bien que faibles mais bien suivis répondaient à la demande de la clientèle peu nombreuse vu la population du village, la place d’emmagasinage, la disponibilité financière et la présence de deux autres épiceries au bourg.

La Chicorée « LE ROUX » était approvisionnée en caisse de bois contenant un certain nombre de paquets.

Le savons de Marseille en cube d’environ 8 cm de côté, seul produit vendu pour lavage et toilette (sans pub, pas de sketch possible pour un Coluche) en caisse bois d’environ 100 morceaux, caisse stockée sous mon lit côté opposé au comptoir.

Encore en caisse bois, le gros sel, placée sous le comptoir ainsi que celles pour recevoir le beurre et les œufs que les fermiers apportaient.

Sur les étagères :

  • En haut les tissus de vente vraiment occasionnelle ; du velours pour les habits d’homme, des tissus de coton pour les tabliers des femmes, du noir et deux ou trois pièces de couleur pour les jeunes filles ;

  • Puis 4 ou 5 bouteilles de vin rouge uniquement pour noces et baptêmes ; 

  • 3 boîtes d’un kg d’abricots « LIBLYS » ( si la Grand Mère en ouvrait une boîte pour le 15 août c’était un événement, il n’y avait que ces 3 boîtes là) également pour les grandes occasions ; 

  • du vinaigre, de l’huile ; 

  • 3 grands bocaux en verre à base carrée et bouchon en liège, un de caramel, un de menthe et un de bonbons sucrés ;

  • 2 boîtes de biscuits « FILET BLEU » les boîtes de mercerie, fil, aiguilles, dés, rubans, élastiques, épingles, boutons, aiguilles à tricoter.

En bout d’étagère, accrochés en exposition voyante, les cartons supports de barrettes et couteaux.

Tout en bas, les pointes, environ 2 sortes dans leur emballage d’origine en gros carton gris de 5 kg ainsi que le sac de clous à grosse tête pour les sabots de bois et le rouleau de fil d’acier pour les fretter (= mettre un fil de fer autour du sabot pour faire un cerclage qui maintient le bois).

Les paysans apportaient une grande attention au cloutage, au frettage des sabots constituant pour 95% d’entre eux leur unique protection des pieds, même les chaussettes pourtant tricotées par la famille ne se portaient guère que l’hiver et pas pour tous ; une bonne garniture de paille (paille de blé) dans les sabots faisait l’affaire cela ne coûtait pratiquement rien et se remplaçait aisément).

Le grand jour de vente était le dimanche. Dans la semaine il n’y avait pratiquement personne sauf certains soirs rares, le travail terminé la nuit tombée. Je me souviens un certain soir de l’arrivée d’un « client », un homme avait besoin d’un couteau et de clous, ces achats ne pouvaient être confiés à la femme. Cela a duré plus de 20 minutes, pourtant seulement deux sortes de « Pradel » à manche noir existaient, un grand modèle pour les adultes, des plus petits pour les enfants assez aisés.

Ce brave homme qui venait à pied d’un hameau situé à plusieurs kilomètres – ce n’était pas quelqu’un du bourg,  j’en connaissais tous les sujets - a minutieusement testé un à un les six ou sept couteaux tenus sur le « présentoir » en carton par deux élastiques. On prend l’objet en main, on le serre, on le tourne, on ouvre la lame, la ferme plusieurs fois pour en sentir le bon fonctionnement. On passe le doigt sur le fil de la lame, ensuite on souffle dessus cela la recouvre de buée, pourquoi ??

J’étais jeune, peut être sept ou huit ans à l’époque, cet événement m’est resté gravé en mémoire ; je commençais à trouver cela un peu long tout en étant émerveillé par le sérieux de l’opération et le calme de Mam Goz. Enfin, le choix se termina par « le meilleur » de ces objets tous identiques. En payant, l’acheteur n’a pas omis de demander un bout de ficelle. Peut être trop pauvre, il n’avait même pas les moyens de s’acheter de la neuve, Mam Goz lui a donné un bout de récupération de ce qui entourait les emballages. Cette ficelle se mettait au bout de la lanière du fouet ce qui permet de la faire claquer. Le couteau bien au fond de la poche, il rentra chez lui certainement très heureux.

Le dimanche les femmes arrivaient à pied des hameaux environnants : Kergonan – Kinkis Aufret – Coët Brass – Hellez – Toul Hoton – Garnevez – Ouez Fang[1] (là je ne suis pas du tout sûr de l’orthographe) habillées de noir, en sabots noirs, seule la coiffe mettait une note blanche, avec leur panier noir à deux anses qui se croisaient sur le bras, suivant le temps, un grand parapluie « Noir ».

Le panier contenait : le beurre et les œufs que Mam Goz collectait pour un « grossiste » de Plounevez, Mr Le Rost qui passait chaque semaine « en auto » (ce qui était exceptionnel pour la région » chercher la marchandise et indiquer les cours de paiement de la semaine suivante.

D’après l’heure d’arrivée avant la messe, signalée par trois appels qui servaient de régulation aux arrivants, la troisième sonnerie de cloche annonçait le début imminent de l’office – donc, suivant l’heure, la cliente vidait son panier pour comptabiliser beurre et œufs et faisait ses achats : 

- une livre de café (« Au liveur café »),

- un paquet[2] de chicorée (« au paca t chicorée »), 

- un paquet de sucre (« au pac à suc’ »)

- du sucre en morceaux dans une boîte en carton

- quatre ou cinq « paquet » Kubes (petit cube pour une soupe)

- exceptionnellement une bouteille de vinaigre, d’huile, un litre de pétrole unique source d’éclairage dans le pays.

Si l’arrivée au bourg était un peu tardive, on déposait le panier pour filer à l’Eglise.

Ce débordement dominical obligeait Mam Goz, présente tous les dimanches à la messe, de rester jusqu’au dernier moment dans son « supermarché » car elle occupait tous les postes :

Actionnaire, directrice, acheteuse, vendeuse, étalagiste, caissière…. De ce fait, elle courait pour arriver la dernière à la messe malgré la courte distance, environ 20 mètres : quelques marches, enjamber la plaque en granit posée verticalement qui barrait l’entrée du cimetière jouxtant l’Eglise avec un porche d’entrée dallé de grosses pierres, à gauche un ossuaire plein de crânes à découvert, à droite près de la porte le grand bénitier en granit où bien des doigts trempèrent avant ceux de Mam Goz.

Le Dimanche, l’Église était pleine, les hommes à droite, les femmes à gauche. Dès la fin de l’office mais sans précipitation Mam Goz sortait dans les premières et regagnait son domicile après une brève prière devant la tombe de la famille.

Mais revenons au supermarché, le café et le pétrole méritent des explications plus détaillées.

Le café reçu en sac de jute de 50 kg environ se torréfiait devant la maison, cette tâche m’incombait. Ça embaumait tout le quartier mais il fallait tourner longtemps et doucement la manivelle du tambour contenant les précieux grains dont l’axe reposait sur deux échancrures situées en haut du bac à charbon de bois en toile perforée lui-même sur quatre pieds.

Mam Goz venait de temps en temps vérifier la progression de la torréfaction et me réprimander si je tournais trop vite ; vers la fin de l’opération qui me semblait toujours pénible vu la longue immobilisation, Mam Goz arrivait avec son assiette de beurre pour introduire un peu de matière grasse destinée à donner de la brillance au café. Encore quelques tours puis les précieux grains passés du vert au noir bien luisants, tout fumants, étaient étalés sur un sac de jute déjà bien teinté par les séances antérieures et posé à même le sol au bord de la route devant la maison. Après refroidissement les grains étaient transférés dans une grande boîte en fer bien fermée pour conserver l’arôme et réintégrait l’étalage.

Quant au pétrole « LUCILINE » reçu en bidons de 5 litres équipés d’un robinet, 10 bidons dans une caisse en bois bleu avec un couvercle, stockée au bout de la maison à l’extérieur, au bord de la route, c’est là un fait auquel je pense souvent lorsque j’apprends les larcins actuels.

Tout cela se passait il y a 70 ans, je fais certainement des omissions d’articles que l’on trouvait chez Mam Goz ; crayons, gommes, plumes pour les écoliers et aussi du pain. Il s’agit de « pain blanc » uniquement utilisé par certains ménages pour la soupe servie midi et soir…

Dans tous les hameaux il existait des fours à pain. Les paysannes pétrissaient et les hommes cuisaient leur pain fait de la farine de leur blé confié pour mouture au Milin Goz ( = Vieux Moulin) où à la plus moderne minoterie.

Au bourg, les fours qui se dégradaient n’étant pas reconstruits, je voyais certaines femmes la ruche[3] sur l’épaule porter leur pâte chez le boulanger du village pour cuisson. Je ne crois pas qu’une telle solidarité se retrouverait aujourd’hui.

La minoterie ne livrait pas mais à Milin Goz le meunier Jules LE CAM (prononcer comme Ham en anglais) chargeait deux ou trois sacs de farine sur le dos de son cheval noir (quel contraste !) et livrait très loin ses clients. Son premier arrêt était pour le bistro de Marie Josèphe LE ROUX (prononcer Maï Josseuss ROUSS’).

Le pain vendu chez Mam Goz venait de Maël Pestivien, commune à environ 13 kms. Le boulanger souvent accompagné de sa femme venait en char à banc. Pour moi je voyais en lui la propreté avec son costume de velours clair souvent maculé de grandes plages blanchies par la farine, de plus, il était borgne et cet œil creux toujours fermé lui attribuait un air de douceur. Le cheval, attaché à l’un des anneaux fixé au mur de la maison, attendait patiemment le déchargement des pains longs de trois livres et des ronds de 7 à 8 livres je crois, le tout rangé sur la planche à pain suspendue en hauteur aux solives. Le boulanger François et sa femme Marie, passaient dans l’autre pièce prendre un café avec Mam Goz et la conversation allait bon train sur les nouvelles des autres communes recueillies par ces « grands voyageurs ».

Mam Goz la cliente la plus éloignée vidait la carriole, les quantités livrées correspondaient aux besoins de la clientèle et tout ça sans téléphone.

Mon lit situé côté commerce à l’opposé du « comptoir » m’impliquait de par sa situation de me lever avant les premières arrivées dominicale, aussi, assez souvent il me fallait aller à la messe, gratifié de recommandations, je recevais une grosse pièce de bronze que je devais donner pour les morts. En effet, trois ou quatre hommes passaient dans l’allée centrale et tendaient l’un une assiette pour Saint Gildas patron de Trémargat, un deuxième pour la Vierge Marie, puis une troisième pour les morts… 

Il était rare que je puisse me faufiler avec les copains, quasiment tous enfants de choeur[4] pour jouer derrière l’autel, en silence toutefois, car Mr le recteur Thomas était très sévère.

Un jour nous jouions à trois ou quatre près de la croix devant l’entrée principale du cimetière . Monsieur le Recteur passait pour aller à l’Église. Tous les enfants sur la place se devaient dire « bonjour mr le recteur ». Pourtant, mon copain Germain Lalinec n’ayant pas ôté son béret Mr Thomas vint lui enlever « délicatement » et Germain repris son béret avec quelques cheveux arrachés dedans.

Parmi les produits de vente, j’ai oublié quelques pelotes de laine, dans la commune plusieurs vieilles femmes maniaient encore la quenouille en gardant leur petit troupeau. Je considérais Mam Goz comme la championne du tricot et du crochet. Elle confectionnait des rideaux, des dessus de lit avec du fil de pêche ; pour le tricot c’était surtout les chaussettes, cela allait à une vitesse incroyable, même en marchant dans la campagne, Mam Goz, pelote sous le bras, tricotait une chaussette avec quatre aiguilles sans regarder ses doigts sauf arrivé au talon. Et je vous certifie que le résultat était parfait.

Parmi les grands évènements annuels, je dois vous parler des quêtes de Mr le Recteur. Au nombre de deux, une après les battages, une autre plus tard.

En chaire, le dimanche, il annonçait son choix « un tel et un tel auront « l’honneur » de m’accompagner tel jour pour quêter ».
Le jour indiqué, les braves paysans délaissant leur travail, venaient avec un cheval et voiture pour récolter les sacs de blé. Toutes les fermes donnaient plus ou moins suivant leur importance ; de toutes les manières les gens ne devaient pas lésiner. Ainsi, sans champ, sans labour, sans fauchage ni battage, la récolte était bonne pour le curé.

La deuxième quête consistait en récolte de beurre et œufs. Même procédé avec une collation en certains endroits durant la tournée. Un jour, ma tante s’est vertement faite interpeller lors d’une de ces opérations, la quantité jugée trop minime par le quêteur, il l’apostropha « Francine, avec la ferme que tu as, tu ne vas tout de même pas me donner ça », et elle obtempéra.

Encore une fois ce sont là des souvenirs de plus de 70 ans, malgré tout inoubliables. J’aurais encore beaucoup à dire sur la vie du village, les moissons, les battages, les arrachages de pommes de terre et la fête du 15 août ; la vie de ces gens pauvres et démunis de tout confort, de tout équipement moderne mais d’un grand courage sans limite. La solidarité aidant, les .travaux les plus pénibles s’accomplissaient on peut le dire, dans la bonne humeur.

Emile Corbic


Notes

[1]Toul = Trou - Coë t= bois - Brass = grand - Ouez = cours d’eau

[2]on ne disait pas un kilo de quelque chose, mais un paquet 

[3]la ruche était un grand panier tressé sans anses en forme de bol renversé d’environ 30 cm de diamètre qui permettait de transporter certaines choses.

[4]Les enfants du bourg uniquement étaient enfants de chœur, ceux des villages et hameaux avoisinants ne le pouvaient.

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