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Devenir des terres tenues en quévaises

jeudi 7 novembre 2013, par Erwan Léon
MOTS-CLÉS :  / cadastre_ancien

 

Les paysans des abbayes cisterciennes dans le Trégor au moment de la Révolution française.

 

Erwan Léon, CG 22 [1] contact - Membre associé du CERHIO.



La quévaise [2] est le principal mode de tenure pratiqué sur les terres des abbayes cisterciennes dans le Trégor avant la Révolution française. Parfois assimilée à une forme de servage, elle se caractérise par un contrat de très longue durée entre l’abbaye et la famille à laquelle elle concède une parcelle de terre. A la Révolution, ce mode de tenure est aboli, avec maintien des paysans concernés sur les terres qu’ils exploitent. Dans ce texte, nous examinons le devenir des terres tenues en quévaises pour le compte des abbayes de Bégard et du Relec en faisant le lien avec l’évolution des familles concernées. La méthode suivie est présentée et est appliquée, à titre d’exemple, à la commune de Lanvellec située au sud de Lannion. La recherche sera élargie par la suite à plusieurs communes concernées par la quévaise à proximité de Lanvellec.

 

La quévaise, mode de tenure original

 

Mise en oeuvre au Moyen-Âge par les abbayes de Bégard et du Relecq [3] et les commanderies des Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, la quévaise est un mode de tenure vraisemblablement destiné à attirer des colons pour défricher leurs terres. Son origine est incertaine, mais elle serait plus récente que le convenant ou domaine congéable, mode de tenure largement dominant dans la partie ouest de la Bretagne jusqu’à la Révolution. Alors que le domanier peut être évincé par son seigneur foncier, moyennant indemnité, le contrat passé entre le quévaisier et le seigneur ne prévoit pas de limite dans le temps, à condition que le tenancier ne quitte pas sa terre et qu’il ait un successeur en ligne directe. Les rapports entre les deux parties sont régis par des règles spécifiques, dans le cas présent celles de l’usement
de Tréguier.

 

Sous l’Ancien Régime, la quévaise est considérée par les tenanciers et les juristes comme un mode de tenure très contraignant et féodal par certains aspects. De fait, il est progressivement délaissé aux 17è et 18è siècles et ne concerne plus que quelques milliers d’exploitations à la fin du 18e. Ce sont des îlots au milieu des dizaines de milliers de convenants et autres modes de tenure qui les entourent. L’existence de la quévaise a donné lieu à des débats enflammés au moment de la Révolution, qui l’abolit en août 1792. Jeanne Laurent, chartiste et historienne récemment disparue, a consacré un ouvrage de référence à ce mode de tenure, qu’elle étudie principalement à l’époque médiévale [4] .

 

Nous prolongeons sa recherche en analysant ce que sont devenues au 19e siècle les terres cultivées en quévaises et les familles concernées, sachant que les tenanciers en place au moment de l’abolition de la quévaise ont été déclarés propriétaires incommutables de leur terre. Ils n’ont pas eu à payer le rachat du fonds. On estime que les quévaisiers étaient généralement de très petits exploitants au moment de la Révolution. Leur changement de statut foncier a-t-il permis aux familles d’améliorer leur situation économique ? Ce point n’a pas été étudié à notre connaissance et c’est ce que nous voulons élucider.

 

La méthode : réaliser une généalogie croisée des terres et des familles

 

On fait l’hypothèse qu’il est possible de suivre le devenir des terres exploitées en quévaise en s’appuyant sur plusieurs types de documents : les titres fonciers et le contrôle des actes d’Ancien Régime, les papiers de la période révolutionnaire consacrés à la dévolution des biens d’Eglise, puis le cadastre napoléonien ainsi que l’enregistrement des transactions foncières. Pour les familles, la suite des registres paroissiaux et d’état-civil constitue la source essentielle.
Les investigations ont été menées essentiellement dans les Archives départementales bretonnes, en particulier celles des Côtes-d’Armor.
Elles ont consisté dans un examen des :

  • actes et papiers des abbayes concernées : terriers et rentiers, aveux rendus au roi par les abbayes, aveux et déclarations diverses faites par les vassaux (quévaisiers) au seigneur temporel (ici les abbés successifs)
  • sources fiscales : rôles du vingtième, contrôle des actes, registres du centième denier,
  • papiers de l’administration révolutionnaire concernant l’inventaire et la dévolution des biens nationaux et les questions foncières à l’échelon local : départements, districts, municipalités de cantons.
  • sources cadastrales du premier Empire : plans et états de section
  • généalogies des familles concernées pour la période 1750-1815.

     

    1. Sur l’aspect foncier, l’exploration des sources révolutionnaires locales n’a pas donné le résultat escompté. Dans les Côtes-d’Armor, les documents disponibles [5] consacrés aux biens nationaux ne font aucune allusion au transfert de propriété entre les abbayes et les anciens quévaisiers, via l’Etat. Il en est de même des documents administratifs départementaux, de district et des municipalités de canton. Les documents des séries L et Q du Finistère, qui pourraient pallier certaines lacunes relevées dans les Côtes-d’Armor, ont été simplement survolés pour l’instant. Ceux de l’échelon central : Assemblées, Comités de féodalité et des biens nationaux, etc. seront à explorer par la suite.

     

    Compte tenu de cette situation, deux points de repère solides avant et après la Révolution ont été recherchés en utilisant :

  • les rentiers exhaustifs établis par les abbayes sur la base des aveux rendus par les paysans aux abbés du Relec et de Bégard (séries H et 1Q), pour repérer les quévaises existant sous l’Ancien Régime dans la paroisse de Lanvellec, d’une part et
  • les états de section du cadastre napoléonien de la première vague (jusqu’en 1820) pour retrouver ce qu’elles sont devenues (série 3P).

     

    Toutefois les informations tirées des rentiers disponibles sont sommaires, voire lacunaires et les abbayes n’ont pas dressé de plans-terriers de leurs propriétés. Il faut donc se plonger dans le détail des actes fonciers, aveux en particulier, passés au cours des décennies précédant la Révolution (série H). Les documents fiscaux, sont aussi à passer en revue (série 2C). En parallèle, le cadastre napoléonien est utilisé pour connaître l’état des propriétés en 1815 ; pour retrouver le cheminement suivi par les terres à partir de l’abolition de la quévaise, les données de l’Enregistrement (série 3P) ont été également inventoriées. Il s’agit à chaque fois d’un travail de longue haleine, compte tenu de la complexité des itinéraires fonciers et familiaux. Le raccordement complet des documents fonciers est en cours.

     

    2. Nous utilisons l’analyse généalogique descendante, à partir d’individus ou couples-pivot, suivant la méthode mise en oeuvre par Michel Nassiet pour la petite noblesse bretonne [6]. Cette méthode permet d’établir des lignages sur plusieurs générations. Ce qui est délicat pour des familles nobles l’est encore plus pour les roturiers. Le travail de numérisation des registres paroissiaux et d’état-civil réalisé par le Centre généalogique des Côtes d’Armor (série J) nous a facilité grandement la tâche.

     

    Les liens entre terres et familles se maintiennent en longue durée

     

    La méthode ci-dessus a été appliquée à la commune de Lanvellec, caractérisée par l’existence de vingt quévaises de l’abbaye du Relec dans la frairie de Saint Connay. Dans un premier temps, nous cherchons à établir une correspondance entre les terres des anciennes quévaises et celles qui en sont issues après la Révolution, puis nous suivons sur un exemple le parcours de familles quévaisières aux 17è et 18è siècle. Enfin, la transmission de huit anciennes quévaises au tournant de la Révolution est analysée.

     

    Pour établir la carte des terres des anciennes quévaises – selon le rentier établi en 1771 – nous utilisons les documents cadastraux, en particulier le fond de carte du plan parcellaire de 1813 de la section C, dite de Saint Connay. Cette section recouvre à peu près le territoire de la frairie paroissiale du même nom où étaient concentrées les 20 quévaises de cette abbaye [7]. Nous repérons dans les états de section de 1815 les parcelles portant le nom d’une ancienne quévaise et contenant la maison d’habitation du propriétaire. Nous faisons l’hypothèse que les autres parcelles du même propriétaire situées autour de cette parcelle correspondent à celles de l’ancienne quévaise. Cette hypothèse se fonde sur le caractère compact des quévaises, compte tenu de leur mode de constitution [8]. Elle sera à vérifier en étudiant la correspondance existant entre les parcelles décrites dans les aveux et rentiers (nom, consistance, catégorie de terre, localisation, etc.) d’avant la Révolution et celles du cadastre.

     

Carte1 - Lanvellec 1813 section C1 St Connay 3P119_008 - Reconstitution des quévaises de 1771, sur la base des états de section du premier cadastre de 1815, pour la frairie de St Connay de la paroisse de Lanvellec (section C1). Les parcelles d'une quévaise donnée sont cartographiées avec la même couleur.

 

zoom sur cette carte

 

 Carte 2 - Lanvellec 1813 section C2 St Connay 3P119_009 - Reconstitution des quévaises de 1771, sur la base des états de section du premier cadastre de 1815, pour la frairie de St Connay de la paroisse de Lanvellec (section C2). Les terres en gris situées à l'est des quévaises correspondent à des landes n'appartenant pas aux quévaises.

 

zoom sur cette carte

 

Sur cette base, on peut décrire les caractéristiques des anciennes quévaises de la frairie de Saint Connay. Ce sont de petites exploitations agricoles s’étendant en moyenne sur 5,3 ha de prés et de terres labourables. Leur surface est complétée par ½ ha de lande. Les parcelles font 0,3 ha en moyenne. La taille des anciennes quévaises varie de 1,5 à une dizaine d’hectares. Du point de vue de leur taille et de l’utilisation de leurs terres (terres labourables, prés, landes), les anciennes quévaises ainsi reconstituées seraient comparables aux exploitations les entourant. Par ailleurs, leur surface moyenne est largement supérieure au journal de terre qui leur avait été concédé à l’origine. Il semble que les familles aient utilisé la stabilité que leur offrait le caractère non congéable de leur statut pour accroître leur patrimoine foncier, avec l’accord de leur seigneur.

 

On peut illustrer cette stabilité des familles quévaisières en longue période par l’exemple de la quévaise Kergoz bras de Saint Connay, entre 1552 et 1771. La première date est celle de la reconstitution des archives de l’abbaye du Relec, car la quasi-totalité des titres avait disparu en 1551 dans un incendie. La série des aveux individuels commence donc en 1552. La date de 1771 est celle du dernier rentier prérévolutionnaire retrouvé.

 

Tenanciers successifs

 

Ce tableau est fondé sur l’analyse sommaire des aveux rendus au seigneur (l’abbé du Relec) à l’occasion d’une succession ou d’une transaction foncière : achat ou vente d’une parcelle, ou lorsque la nomination d’un nouvel abbé impose un recensement de toutes les terres de l’abbaye. La série présentée est extraite d’un ensemble d’actes beaucoup plus fourni.

 

Au cours des 250 années étudiées, quatre familles se sont succédé à Kergoz bras, à raison de deux ou trois générations pour chacune. Une analyse plus approfondie permettra de dire si ces familles étaient apparentées – on constate déjà que la famille Person est alliée à la famille Parlant – et par quel type de transactions se sont effectués les transferts de propriété. Par ailleurs, les documents disponibles montrent qu’au-delà des événements principaux présentés dans le tableau, un grand nombre de mouvements portent sur des portions de parcelles (achats ou ventes, baux à ferme, …).

 

Une partie des familles quévaisières reste en place après la Révolution.

 

Nous utilisons une généalogie descendante pour chercher une possible filiation entre les quévaisiers de 1771 et les propriétaires de 1815. Les quévaisiers de 1771 (il arrive que plusieurs couples exploitent conjointement une même quévaise, il s’agit alors de consorts) sont considérés comme les pivots de l’analyse et l’on étudie leur descendance en recherchant des liens familiaux avec les propriétaires de 1815. A chaque génération, le risque de perte de la filiation est non négligeable, compte tenu de la mobilité spatiale des familles [9]

 

Analyse des successions

 

Ce travail est mené sur les vingt quévaises anciennes de la frairie de Saint Connay. Le tableau ci-dessus présente les résultats obtenus pour huit d’entre elles représentatives de l’ensemble des situations rencontrées. On constate que la moitié serait restée dans la même famille par le biais d’une filiation en ligne directe ou collatérale. Pour les autres, faute d’informations, on fait l’hypothèse que les terres ont été vendues.

 

Conclusion

 

Le travail ci-dessus permet de préciser un certain nombre de questions. Du point de vue de la méthode, le raccord entre la situation des terres quévaisières d’avant la Révolution et le premier cadastre parcellaire semble possible, lorsque les dates de comparaison ne sont pas trop éloignées l’une de l’autre. Dans le cas précis de la frairie de Saint Connay de Lanvellec, il s’agit d’une quarantaine d’années (1771-1813), soit à peu près une génération. Pour continuer à bénéficier de cet avantage, nos prochaines recherches porteront sur des communes disposant d’un cadastre de la première vague, jusqu’à 1820 environ.
Sur le fond, on constate le maintien des familles sur les quévaises qui leur ont été concédées plusieurs générations auparavant. Cette stabilité se vérifie partiellement au tournant de la Révolution, l’abolition de la quévaise ayant permis à certaines de devenir propriétaires de leurs terres et à d’autres de réaliser le capital dont elles venaient d’être dotées. Dans les deux cas, on peut postuler un véritable changement de statut social consécutif à l’amélioration de la situation économique familiale. Nous nous proposons maintenant d’explorer cette hypothèse en validant plus solidement les résultats obtenus. Cela nécessitera d’approfondir le travail sur les généalogies descendantes, ainsi que sur les séries d’aveux du 18è siècle et sur les sources fiscales postrévolutionnaires. Les archives notariales seront également mises à contribution.


Glossaire

 

Convenant ou domaine congéable : mode de tenure de la majorité des exploitations agricoles de Basse-Bretagne avant la Révolution française. Caractérisé par la division de la propriété de la terre entre le foncier, propriétaire du fonds ou sol nu et le domanier, propriétaire de ce qui se trouve sur le sol : bâtiments, récoltes, animaux. Le droit de congément donne un caractère instable à la situation du domanier, malgré la clause de remboursement des édifices et superfices au moment du congément.

 

Quévaise : une sorte de tenure « non congéable ». La situation du quévaisier est plus stable que celle du domanier mais, en revanche, le premier a l’obligation de rester sur sa terre, au risque qu’elle soit reprise par le seigneur foncier sinon. La succession est assurée exclusivement en ligne directe par l’enfant juveigneur. En cas d’absence de successeur direct, la quévaise est reprise par le seigneur sans indemnité.

 

Propriétaire incommutable : par la loi de 1792, le quévaisier devient propriétaire du fonds sans obligation de rachat, ce qui diffère de la situation du domanier, qui devait racheter son fonds lorsque le domaine congéable a été aboli temporairement entre 1792 et l’an VIII.

 

Rentier : document récapitulant les redevances dues par les vassaux du seigneur pour les terres qu’il leur a attribuées. Ce document donne le nom de la terre, celui du tenancier et détaille les redevances et leurs modalités de paiement.

 

Aveu : document détaillant les conditions de mise à disposition d’une terre par le seigneur, la consistance du bien – détail des parcelles – et le montant des différentes redevances et corvées, dont la rente convenancière. L’aveu était dû au seigneur à chaque changement de tenancier ou de seigneur. Dans le cas des quévaises, l’aveu était dû lorsqu’un nouvel Abbé arrivait au Relec ou à Bégard.

 

Généalogie descendante : elle part d’un individu, dont on étudie la descendance masculine. Permet d’établir un lignage – ou lignée agnatique - avec toutes ses ramifications.


[1Le travail en cours mené par l’équipe du Centre généalogique des Côtes-d’Armor animée par François Rioual et Guy Mahé sur le cadastre napoléonien dans les cantons de Châtelaudren et Plouagat présente des proximités avec le nôtre. Nous les remercions, ainsi que Jean-Yves Laigre, de nous avoir incité à développer les aspects généalogiques de ce travail. Pour toute précision sur la numérisation des parcelles du cadastre, voir le site du Centre généalogique : www.genealogie22.org

[2Un glossaire des termes en italiques figure à la fin du texte

[3L’abbaye du Relec, « fille » de Bégard est localisée sur le versant nord des Monts d’Arrée, dans la commune de Plouneour-Ménez (Finistère)

[4Laurent, Jeanne, 1972. Un monde rural en Bretagne au XVe siècle La quévaise, Paris, Service d’édition et de vente des publications de l’Education Nationale, 440 p. Dubreuil fait allusion à plusieurs reprises à la quévaise dans ses ouvrages sur le domaine congéable et la vente des biens nationaux à la Révolution ; voir en particulier : Les vicissitudes du domaine congéable en Basse-Bretagne à l’époque de la Révolution, Rennes, 1915

[5Une grande partie de la série 2 Q n’est pas classée

[6Nassiet, Michel, 1993. Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne, XVe-XVIIIe siècles, Rennes, Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, Presses universitaires de Rennes,x p

[7Un travail semblable est en cours, à partir du rentier de 1791 de l’abbaye de Bégard, pour les quévaises (environ 20) qu’elle possédait dans la frairie de Saint Carré, section D du plan cadastral, dite de Saint-Carré.

[8Cf. Laurent, 1972, sur l’origine de la quévaise, p. 173 et sq

[9Voir les travaux sur les migrations de PA Rosental, et la controverse à propos de la « sédentarité » supposée des paysans au 19è.


Voir en ligne : Membre associé du CERHIO



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